Entretien avec Passenger : auteur-compositeur, collaborateur et rêveur
Il y a cinq ans, la vie de Mike Rosenberg, alias Passenger, a basculé avec la sortie de son tube « Let Her Go », qui totalise plus de 1,5 milliard de vues sur YouTube. Nous avons rencontré cet artiste talentueux avant sa montée sur scène à Dublin, en Irlande, pour le dernier concert de sa tournée. Nous avons discuté de son parcours atypique, de son énergie créative et de son nouvel album-surprise, The Boy Who Cried Wolf.
« Let Her Go » est sortie il y a cinq ans, ça se fête !
En effet, c’est la date anniversaire de la mise en ligne de « Let Her Go » sur YouTube. Je ressens un sentiment plutôt étrange, parce que c’est mon dernier concert et que je les enchaîne depuis cette date quasiment. Je suis sur la route depuis cinq ans et j’ai sorti quatre albums.
Nous avons donné 418 concerts sur cette période, sans compter les prestations dans la rue et les émissions de radio. Je dirais que l’on arrive presque à 1 000 représentations au total.
Une petite pause s’impose, on dirait.
Oui, j’en ai vraiment besoin. Ma batterie est à 1 % aujourd’hui. Après avoir reçu un message d’alerte la semaine dernière en atteignant la barre des 10 %, je me suis dit que c’était vraiment le moment de recharger ma batterie. Mais je ne l’ai pas fait. Au contraire, j’ai utilisé la lampe de poche qui la vide encore plus.
Donc pendant cinq ans, vous n’avez pas levé le pied en enchaînant quatre albums. Mais comment avez-vous fait pour survivre à cela ? Sachant que votre batterie n’est plus qu’à 1 %…
Je ne saurais pas répondre à cette question. Je pense que c’est une envie au plus profond de moi. Passenger était un groupe au départ, nous avons enregistré un album et fait une toute petite tournée. C’était dans les années 2000. Ça n’a pas marché pour une raison que j’ignore. Mon manager de l’époque est parti et le groupe a éclaté. J’étais à un tournant de ma carrière, me demandant ce que j’allais faire. Je venais d’arriver en Australie pour soutenir un ami et c’est là que j’ai fait mes premiers concerts en solo.
C’est à ce moment-là que j’ai ouvert les yeux en quelque sorte. J’ai découvert que je pouvais jouer seul, sans que le public s’enfuie en courant ou s’endorme. Peu de temps après, j’ai commencé à faire des concerts dans la rue et j’ai soudainement pris conscience d’une chose. J’ai compris ce que je devais faire pour réussir. Si tu es doué dans un domaine, tu peux croire que tout tombera du ciel, que ton talent est suffisant, mais c’est faux. Tu dois vraiment travailler d’arrache-pied.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce dévouement au travail ?
Je pense que c’était le bon timing, parce que je faisais les premières parties d’Ed Sheeran. Je me retrouvais devant des milliers de personnes chaque soir, peu de temps après avoir sorti l’album All The Little Lights. Et « Let Her Go » semblait être la chanson qu’il fallait à ce moment-là. C’était une bonne publicité pour ce que je faisais, dans un format très commercial. Un tel succès est dû à l’accumulation de petites choses, à un bon karma et à une main tendue de l’univers.
J’ai des périodes vraiment prolifiques où j’écris trois ou quatre chansons en une semaine, puis je passe parfois plusieurs mois sans toucher une guitare… Il faut apprendre à être patient et à accepter l’absence de créativité.
C’est pour moi un honneur, mais je reste perplexe. Après la séparation du groupe il y a quelques années, quand j’ai commencé les concerts de rue, j’ai réalisé que je ne serai jamais numéro un. Je n’aurais pas cette carrière fantastique de dix ans dans la musique. Je ne monterais pas dans des limousines. Au lieu de cela, un travail de longue haleine m’attendrait, il faudrait que je me produise dans des bars et que j’essaie de convaincre les spectateurs un à un d’apprécier ma musique. Mais j’avais accepté cette idée. En fait, elle me stimulait, car c’est la réalité, tu peux l’observer, l’appréhender. Cette vie me convenait, mais tout à coup tu sors l’une des plus grandes chansons de la décennie. C’est stupide et totalement risible, c’est comme si tu gagnais à la loterie.
Oui, c’est incroyable. Mais ce succès ne semble pas avoir entaché votre dévouement au travail. Quel processus avez-vous mis en place pour composer vos chansons ?
J’essaie de ne pas me fixer trop de règles, les chansons me viennent toutes différemment. J’ai des périodes vraiment prolifiques où j’écris trois ou quatre chansons en une semaine, puis je passe parfois plusieurs mois sans toucher une guitare. Je n’ai pas d’idées, rien ne me vient, mais il faut apprendre à être patient et à accepter l’absence de créativité.
J’ai toujours eu beaucoup de chance, parce que j’écris énormément et j’ai toujours un album d’avance. Au moment où j’enregistre un album, le prochain est déjà quasiment prêt. C’est super, parce que tu ne te retrouves jamais coincé en te disant « Mince, il me faut un nouvel album ». Du coup, tu crées 12 chansons à la va-vite, tu sors ton album, mais le résultat est rarement bon.
C’est le coup classique lors du deuxième album. Tu as toute une vie pour créer le premier, mais seulement six mois pour le deuxième. « Let Her Go » figure sur mon cinquième album, le public pouvait donc déjà découvrir mon travail sur mes albums précédents. Après avoir terminé ma tournée « Let Her Go » qui a duré deux ans, les albums Whispers One et Two étaient prêts. C’est vraiment agréable parce que tu ne ressens jamais la pression. Si tu écris, c’est du bonus et non une nécessité, et je pense que c’est vraiment l’idéal. Tu libères ton esprit pour laisser place à ton côté créatif.
Pouvoir lâcher prise grâce à la collaboration est également essentiel : il faut savoir faire confiance aux personnes à qui tu as fait appel… ne pas prendre le contrôle. Tu peux ainsi te concentrer sur ce que tu fais.
Vous avez mentionné la séparation du groupe. Vous évoluez de nouveau dans un groupe à présent. Quelle est la différence entre une expérience solo et une collaboration sur scène ?
La dynamique est toute différente. J’avais 20 ans lorsque l’on a créé le premier groupe. Je n’avais pas de vision globale et je ne connaissais pas suffisamment le monde de la musique ni moi-même pour savoir ce que je voulais partager avec le public. Le groupe comptait des membres plus âgés à l’époque, plus expérimentés, qui ont fini par prendre le dessus. En y repensant, je suis sûr que l’on serait tous d’accord maintenant pour dire que ce n’était probablement pas la bonne méthode. Pour qu’un projet aboutisse, je pense que la personne qui est au premier plan et qui chante doit vraiment croire en ce qu’elle chante.
Vous avez réussi à mobiliser des gens autour de votre vision. Auriez-vous quelques conseils à donner en la matière ?
C’est une très bonne question. Je pense que quelqu’un doit prendre les commandes, mais les autres doivent aussi rester libres de faire ce qu’ils savent faire sans qu’on leur mette des bâtons dans les roues. Donnez aux gens la liberté de faire ce qu’ils savent faire de mieux.
Les membres du groupe sont de très bons musiciens et de belles personnes. Je leur fais totalement confiance. Pouvoir lâcher prise grâce à la collaboration est également essentiel : il faut savoir faire confiance aux personnes à qui tu as fait appel, ne pas les étouffer et ne pas prendre le contrôle. Tu peux ainsi te concentrer sur ce que tu fais. Et cela nous réussit.
Et comment ça se passe sur scène ?
C’est beaucoup plus facile. Ce n’est que lorsque j’ai reformé un groupe que je me suis rendu compte à quel point les concerts en solo étaient difficiles.
Pendant une heure et demie, je n’avais que ma guitare. Dans les stades, les festivals… c’est éreintant. C’est beaucoup de pression. Vous devez produire chaque son, et vous devez garder l’attention du public pendant tout ce temps. Ce n’est pas plus simple en groupe, mais vous pouvez vous reposer sur les autres. Vous pouvez laisser Benny faire un solo de guitare ou ce qu’il veut. Vous pouvez prendre un instant pour respirer. Et c’est aussi tellement plus amusant. S’éclater sur scène, partager cette euphorie avec le public… c’est vraiment super.
Cette expérience a-t-elle nourri votre créativité ?
Énormément. J’ai formé le groupe pour Young as the Morning, Old as the Sea, et c’était génial, une très belle expérience. Nous savions d’instinct à ce moment-là que nous allions faire de nombreux autres concerts ensemble. Personne ne parlait, nous jouions juste les chansons. Nous savions à chaque fois que c’était la bonne chanson, il suffisait ensuite de faire les arrangements et c’était dans la boîte. Une véritable bouffée d’oxygène. Ce disque n’a réclamé aucun effort. Nous l’avons enregistré en une semaine. Deux jours après, il était mixé. Les pochettes sont arrivées et c’était parfait. Tout roulait, et nous n’avions pas eu besoin de trop réfléchir.
Ce disque n’a réclamé aucun effort. Nous l’avons enregistré en une semaine. Deux jours après, il était mixé. Les illustrations sont arrivées et c’était parfait. Tout roulait, et nous n’avions pas eu besoin de trop réfléchir.
Votre approche de l’écriture est plutôt « analogique », vous préférez du papier et un stylo. À côté de cela, il y a ce monde numérique qui connecte tous vos fans. Que pensez-vous de la technologie et de la manière de l’utiliser pour former un réseau ?
Je pense qu’à l’époque où je faisais des concerts de rue, Facebook m’a vraiment aidé. Si vous aviez essayé de faire ce que j’ai fait il y a dix ans, cela aurait été très difficile de rassembler du public. Grâce à Facebook, c’est très facile de dire « N’hésite pas à venir me voir » et d’entrer en contact avec les autres. C’est comme cela que je me suis créé un public. Vous pouvez dire ce que vous voulez de Facebook. On entend beaucoup de choses négatives sur ce réseau social, mais il a été crucial pour Passenger. Ça a changé depuis. Je n’ai plus le temps de répondre à tout le monde, ni la tête à cela. J’essaie plutôt de me concentrer sur ma musique pour en offrir toujours plus à mon public.
J’estime que c’est primordial de susciter en permanence l’intérêt du public. Si vous restez dans votre coin, vous finissez par écrire la même chanson, encore et encore.
Nous enregistrons des reprises. Je pense que si les gens aiment ma page, ce n’est pas à cause de ma gueule d’ange ou de mon charme de baroudeur, c’est parce qu’ils veulent entendre ma musique. Donc j’essaie de leur en donner autant que possible. J’ai l’impression que tout le monde utilise les réseaux sociaux différemment. Je ne veux pas être de ces artistes qui ne postent que des selfies à longueur de journée. Je ne crois pas que c’est pour cela que les gens aiment Passenger. Je ne sais pas prendre de beaux selfies d’ailleurs. Je préfère l’authenticité. Je veux partager ma musique avec le public et les informer sur notre actualité.
Même quand vous êtes sur la route, vous réalisez ces sessions le dimanche, une vidéo par semaine.
Oui, c’est épuisant. Je ne sais pas comment nous avons fait. C’était très fatigant parce que nous les enregistrions en direct, sur le terrain. Nous embarquions tous les micros et nous allions dans une forêt gelée ou ailleurs. C’était carrément épuisant. Je ne le referais plus. Je suis ravi du résultat et je pense que les gens ont vraiment apprécié, mais c’était l’enfer, enchaîner cinq concerts par semaine, plus ça. Il fallait apprendre la chanson, filmer la prestation, l’enregistrer, la mixer. C’était un travail de dingue.
Nous avons évoqué la créativité. Pensez-vous devoir stimuler la vôtre ?
Le repos est essentiel.
Si j’enchaîne concert sur concert, je suis physiquement éreinté… Les chansons viennent d’un endroit, je ne sais pas d’où exactement, ni même comment, mais il est essentiel de se reposer et de récupérer pour se donner la chance de régénérer ce « quelque chose » qui fait votre musique et réveille votre créativité.
Le pire est de commencer à se poser des questions et de trop réfléchir à ce sujet. Vous vous posez des questions logiques sur une situation qui ne l’est pas.
Qu’en est-il de la cocréation ? Vous avez composé un album, Flight of the Crow, entièrement basé sur des collaborations et vous cocréez avec un groupe maintenant. Que pensez-vous des créations collectives ?
J’adore ça. J’estime que c’est primordial de susciter en permanence l’intérêt du public. Si vous restez dans votre coin, vous finissez par écrire la même chanson, encore et encore. Je souhaite que chaque nouveau projet, chaque nouvel album soient différents. Travailler avec d’autres personnes apporte un éclairage nouveau. D’ailleurs, si vous pensez aux meilleures chansons, aux meilleurs films, aux meilleures pièces de théâtre, etc., ce sont tous des collaborations, pas vrai ? Une seule personne ne pourrait pas en être à l’origine. C’est ce qui est tellement excitant, regrouper plusieurs esprits et plusieurs cœurs pour travailler sur un projet commun.
À quoi vos fans peuvent-ils s’attendre avec ce nouvel album-surprise ?
J’adore ce nouvel album. Il y a quelques titres que j’ai créés il y a longtemps, comme « Setting Suns », « Boy Who Cried Wolf », le titre éponyme de l’album, et « I Love Her ». Ils ont tous presque trois ans et attendaient leur tour, non pas qu’ils n’étaient pas assez bons pour figurer sur un album, ils n’avaient tout simplement pas encore trouvé leur place. Il y a aussi quelques nouvelles chansons.
C’est ce que je disais avant sur le fait d’être insouciant. Nous n’avons pas trop réfléchi, nous avons simplement joué nos chansons. Ce sont les prises live d’un groupe qui se contente de jouer. Pour mes anciens albums, je suivais un processus en plusieurs étapes. Je faisais ma part jusqu’à ce que ce soit bon, puis nous devions attendre d’y ajouter la batterie et tout le reste. Après la batterie, tu te dis que c’est la bonne, il suffit de rajouter les cordes et ainsi de suite. Alors que si tu fais ça en live, tu joues, tu écoutes le résultat et si ça te donne la chair de poule, c’est dans la boîte. Sinon, tu y retournes et tu recommences.
Je pense que c’est l’objectif premier de la musique. Nous l’avions oublié au fil du temps en utilisant les réglages automatiques et en créant des disques parfaits. C’est pour cela que tu ne ressens rien en écoutant ces morceaux, parce que tu as l’impression que ce ne sont pas des êtres humains, mais des robots. Puis tu écoutes la chanson de Joni Mitchell, toutes les notes ne sont pas parfaites, mais tu ressens chaque seconde. Nous ne sommes pas aussi bons que Joni Mitchell, mais nous sommes dans la même optique, à savoir « Ce n’est pas parfait, mais c’est réel ». Si quelque chose n’est pas parfait dès le début, tu ne t’attends pas à ce qu’il le devienne, et la pression s’envole. C’est étrange.
Vous voulez donc réinjecter une dimension humaine dans la musique, c’est bien ça ? C’est comme un coup de poing dans l’estomac ?
Oui. En repensant à tous ces albums des années 60 et 70 que j’adore, finalement ce sont ces petites imperfections qui font toute la différence. Par exemple, si tu entends quelqu’un tousser ou toquer à une vitre ou quelque chose du genre, c’est réel. Tu entres dans l’univers de l’artiste. À un moment donné, nous avons séparé le public et l’artiste, à tel point que tu pensais qu’il vivait sur une autre planète. Ce n’est pas vrai, en tout cas pas avec [cet album]. En fait, nous essayons d’être aussi crédibles et honnêtes que possible.
OK. Donc vous êtes sur le point de donner votre dernier concert, puis retour à la maison pour certains d’entre vous et libre place à votre créativité. Ou peut-être juste du repos.
Oui, ça fait très bizarre. Honnêtement, je n’ai jamais eu de moment de pause comme celui-ci. Je veux dire depuis 2008. Parce que j’ai passé quatre ou cinq ans à faire des concerts de rue avant la sortie de « Let Her Go », sans m’accorder de pause. J’enchaînais les prestations à l’époque, donc ça changeait. La pression est largement plus importante.
Je considère que ma carrière se divise en trois parties : une première avec le groupe, puis les concerts de rue en solo et enfin toute la période après « Let Her Go ».
Rendez-vous sur le site Web de Passenger pour savoir où écouter The Boy Who Cried Wolf, et lisez nos autres entretiens avec Sara Watkins et Cindy Wilson des B-52’s.