L’Haltung, le concept allemand qui concilie bien-être et télétravail
L’année dernière, le PDG allemand Lasse Rheingans a fait les gros titres en faisant passer le même message que le professeur émérite Cal Newport dans cet article du New York Times : il est possible de réduire la journée de travail à cinq heures. Pour Lasse, les huit heures de travail quotidiennes (pour lesquelles les syndicats se sont battus au cours de la révolution industrielle en remplacement des postes de 16 heures) n’ont plus aucun sens pour le type de travail que nous faisons aujourd’hui. « À l’époque, nous devions faire appel à la force physique pour construire, mais nous ne sommes pas faits pour cela, » déclare-t-il. « Notre cerveau et notre corps ont besoin de repos. »
Il a misé sur une journée de travail plus courte et plus humaine. « Au bout de cinq heures de travail, vous avez toujours besoin d’une pause, » explique Lasse. « Vous sortez déjeuner, ce qui vous prend au moins une heure. » Il a donc encouragé les 16 employés de Digital Enabler, son cabinet de développement de sites Web et de plateformes d’e-commerce, à commencer leur journée à 8 heures pour s’arrêter à 13 heures.
Certaines règles s’imposent cependant : les téléphones sont proscrits, les réseaux sociaux bloqués et les bavardages découragés durant les réunions, qui sont elles-mêmes limitées à 15 minutes. Les réunions plus informelles, comme le tant attendu déjeuner du vendredi, ne sont pas pour autant interdites. Ces habitudes ont favorisé des périodes de concentration plus intenses et plus longues. Et même si certains retardataires ont tendance à rester après 13 heures, ils le font sous l’œil d’une horloge numérique qui leur indique le nombre d’heures restant jusqu’à l’heure de fermeture. Une heure où le soleil brille encore de tout son éclat.
Ce qui n’était au début qu’une simple expérience est devenu une façon de travailler permanente, car avec ce temps de travail réduit, les membres de son équipe se sont déclarés plus satisfaits. La qualité de leur travail s’est améliorée, tout comme leur humeur. Ils sont également plus productifs. Ils accomplissent le même volume de travail qu’avant, mais en seulement cinq heures.
Évidemment, l’année 2020 a légèrement changé la donne. Il est difficile d’interdire les bavardages pendant les cinq premières heures de la journée lorsque vos collègues travaillent depuis 16 endroits différents, chacun avec ses propres problématiques et spécificités. Les réunions peuvent toujours être réduites à leur plus simple expression, mais quand l’un de vos enfants vient vous voir parce qu’il s’est coupé en préparant son goûter, c’est l’attention de toute l’équipe qui s’en retrouve détournée. Lasse Rheingans sait que ces interruptions peuvent prolonger le temps consacré à accomplir les tâches : « J’ai l’impression que la plupart de mes collègues travaillent plus que cinq heures ».
Cela ne veut pas dire qu’il a renoncé à son idée d’une journée de travail de cinq heures. Il y est toujours fidèle en théorie, à défaut de toujours l’être en pratique, car c’est un principe qu’il considère comme fondamental pour la satisfaction au travail. Et comme bien souvent, il existe un mot allemand pour désigner cet état : Haltung.
Plus qu’un ressenti
Traduire le terme Haltung par « attitude », comme le suggère Google, serait bien pratique. Mais ça ne satisfait pas Lasse : « Non. Ce n’est pas exactement ça. » La pleine signification renvoie à quelque chose de plus profond, de plus essentiel.
D’autres traductions proposent « état d’esprit », qui est plus proche dans un sens littéral, parce que votre Haltung est une formulation de votre manière de penser. C’est également le mot allemand qui désigne la posture, mot à double sens que le dramaturge allemand Bertolt Brecht employait pour décrire l’état mental et l’incarnation physique d’un personnage en rapport avec les circonstances. À la suite d’une révélation qui opère un profond changement chez un personnage, un acteur peut illustrer cette transformation dans son Haltung en décontractant ses épaules, son sourire et son ton, ainsi que son comportement. Il voit le monde entier sous un jour nouveau et le public s’en aperçoit.
Cet état esprit est une sorte de boussole intime. Même si deux personnes partagent les mêmes convictions, leur Haltung se compose d’un ensemble unique d’expériences, de points de vue et de valeurs. Par exemple, lorsqu’une personne s’aperçoit que son amour des animaux est plus fort que son attrait pour la viande et qu’elle devient végétarienne, ou lorsqu’une autre quitte son emploi dans une grande entreprise pour ouvrir un studio de danse parce qu’elle adore la danse classique. Comment elles en sont arrivées là, quel est le mécanisme intime qui les a incitées à trouver l’harmonie entre leurs vies intérieures et extérieures : c’est l’Haltung.
En pédagogie sociale, approche humaniste de l’éducation et des soins, la notion d’Haltung est centrale, car la philosophie de vie d’une personne a une influence sur son comportement et, par extension, sur l’expérience vécue par les personnes qui reçoivent les soins. Pour citer un exemple frappant, prenons Janusz Korczak, pédagogue polonais et militant pour la défense des droits de l’enfant qui dirigeait un orphelinat à Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque Janusz a appris que les 200 orphelins allaient être déportés vers le camp d’extermination de Treblinka, il a non seulement refusé de les laisser partir seuls, mais après l’arrivée des nazis, il a accompagné les enfants jusqu’au bout, jusque dans les chambres à gaz. D’après son Haltung, ces enfants ne devaient pas perdre espoir, car c’était ce dont ils avaient le plus besoin. Il a donc fait tout ce qui était en son pouvoir pour alimenter cet espoir jusqu’au bout.
Peu de gens ont eu à prendre de telles positions sur le plan professionnel, mais peut-être avez-vous eu la chance de suivre les cours d’un enseignant très impliqué dans son travail et ses relations avec les étudiants. Qu’il ait été motivé par un réel amour des autres, par la soif d’avoir un impact positif sur la société ou qu’il ait simplement voulu reproduire ce que lui-même avait vécu pendant ses études, cette authenticité et ce dévouement dans son travail transparaissaient probablement à tout instant. Si vous n’avez pas eu cette chance, vous avez certainement connu l’inverse : un enseignant qui n’était pas en phase avec son travail. Cette disposition était peut-être exprimée directement ou par des moyens codés, mais il est probable que vos études en aient souffert. Cela illustre un autre élément important de l’Haltung : votre entourage le ressent et l’intègre.
Il en va de même dans les relations qu’entretiennent les patrons avec leurs employés. Voici comment Lasse explique l’Haltung : « Tout tient à la façon dont vous considérez les membres de votre équipe. Est-ce que vous adoptez une approche patronale traditionnelle ? Est-ce que vous pensez devoir leur crier dessus et les sanctionner pour qu’ils travaillent ? Ou est-ce que vous vous positionnez sur un autre plan, en considérant qu’ils sont mus par une volonté de bien faire ? »
De nombreuses entreprises obtiennent de bons résultats avec ces deux approches différentes, mais les sanctions incessantes ont un coût élevé : la satisfaction de vos employés.
Tout tient à la façon dont vous considérez les membres de votre équipe. Est-ce que vous pensez devoir les sanctionner pour qu’ils travaillent ? Ou est-ce que vous considérez qu’ils sont mus par une volonté de bien faire ?
L’Haltung au travail
Chaque décision que prend un dirigeant est en quelque sorte l’expression de ses valeurs. Et comme on le dit souvent, le temps, c’est de l’argent. C’est précisément pour cela que la décision prise par Lasse Rheingans semble si radicale. En mettant en place la journée de travail de cinq heures, il a « rendu » à ses employés 60 heures par mois. C’est l’expression de son Haltung : je vous vois tous comme des êtres humains, comme des adultes.
Cette façon de procéder a constitué un réel avantage pour l’équipe de Lasse au début de la pandémie. On a beaucoup parlé du degré de préparation des équipes en mars et des solutions informatiques que devaient rapidement adopter les entreprises. Votre équipe avait-elle déjà utilisé Zoom ? Téléchargé Slack ? Développé des workflows pour le partage de fichiers ? Mais qu’en est-il de la préparation effective des équipes en tant que réseau d’individus ? Est-ce qu’ils ont développé des comportements sociaux donnant la priorité à l’autonomie, au respect mutuel et à la concentration ?
Pendant la période où l’équipe de Lasse a dû apprendre à réaliser huit heures de travail en seulement cinq, elle a élaboré des stratégies et des disciplines personnelles. « Je leur demande souvent d’être dans le moment présent et de se poser les questions suivantes : qu’est-ce que je suis en train de faire ? Est-ce que je lis le journal ? Est-ce que je suis encore sur Facebook ? » explique-t-il. En promouvant ce type de pleine conscience, il encourage « une réflexion constante sur la façon dont nous utilisons notre temps. » Sur le plan individuel, cela a permis aux employés de faire le tri dans leur journée de travail. Et même si Lasse pense de façon générale que la capacité de concentration est l’affaire de chacun, il reconnaît que certains obstacles hors de leur contrôle peuvent aussi se présenter.
Pour en tenir compte, ils ont créé ensemble des règles qui répondent à leurs besoins. Par exemple, les employés consultent leurs e-mails deux fois par jour. Ce changement a permis de réduire les fils de conversation interminables qui pourraient être remplacés par de courtes réunions et de moins recourir à une forme de communication chronophage. Une étude récente de The Economist commanditée par Dropbox a révélé que 70 % des employés consultent leurs e-mails au moins une fois toutes les heures et 18 % les consultent à un intervalle de quelques minutes. Cette décision a permis de renforcer les périodes de profonde concentration.
Le fait de ne pas avoir à surveiller constamment sa boîte de réception a également généralisé l’idée que les gens ne sont pas toujours disponibles. Par exemple, il n’est pas possible de planifier une réunion le jour même, au mieux le jour suivant. Comme le dit Lasse : « Pour être efficace, vous devez organiser votre journée chaque matin ». Cette maxime est impossible à observer si des collègues peuvent accaparer vos prochaines heures de disponibilité. Cette règle renforce une autre valeur qui a toujours été fondatrice pour lui : les employés doivent être responsables de leur temps.
L’avenir du travail virtuel vu d’Allemagne
Au début de la pandémie, Lasse a réuni son équipe et constaté que sa règle d’or des cinq heures de travail n’était pas toujours facile à respecter. Pour s’adapter aux besoins de son équipe, il a mis en place une règle flexible autorisant les employés à planifier leurs propres horaires, souvent par roulement au cours de la journée, le tout dans un calendrier accessible à tous. Il reconnaît que le fait de ne pas travailler tous en même temps peut être compliqué, mais la récompense, une autre réflexion de son propre Haltung, c’est que ses employés sont plus autonomes. « Je n’ai pas à leur dire quoi faire ni quand, » déclare-t-il. « Je ne suis pas leur père ! » Il a déjà ses propres enfants avec qui remplir ce rôle. C’est sa vision des choses.
Le fait de ne pas avoir à surveiller constamment sa boîte de réception a également généralisé l’idée que les gens ne sont pas toujours disponibles.
Pour Lasse Rheingans, c’est l’avenir du travail : un changement de pouvoir qui passe de l’entreprise à l’individu, mais aussi des géants aux petites entreprises. Pour lui, les petites entreprises peuvent avoir un avantage de taille : un Haltung qui favorise la flexibilité et les besoins humains. « Pourquoi les meilleurs talents voudraient-ils travailler pour ces entreprises de la vieille école avec des chefs qui les commandent alors qu’ils pourraient organiser leur propre emploi du temps ailleurs ? » demande-t-il.
L’heure est venue de se libérer des horaires de travail traditionnels. Chacun peut maintenant choisir quand promener son chien, faire son ménage ou même s’adonner à d’autres activités importantes pour nourrir l’esprit, comme apprendre à jouer du banjo ou lire les œuvres d’Octavia Butler. En d’autres termes, les particularités propres à chacun, qui sont en général les premières à être éliminées. « À mes yeux, il est important que mon équipe ait du temps pour son développement personnel, pour pratiquer ses hobbies ou pour suivre une formation : cela nourrit leur part secrète, » ajoute-t-il. « Leur satisfaction et leur santé en sont améliorées, ce qui bénéficie à l’entreprise. »
Une attitude à ajuster
Le modèle de travail de Lasse n’est pas un long fleuve tranquille : comme dans beaucoup d’entreprises, certains travaillent plus, d’autres moins. Et parfois, ceux qui reçoivent une promotion travaillent plus que les autres. Les heures supplémentaires ne sont pas considérées comme un gage de qualité, mais il arrive d’en faire. C’est un équilibre à trouver. En cas de conflit, Lasse encourage ses employés à en parler ouvertement afin de voir comment préserver leur culture d’entreprise, autre avantage d’être une petite structure. « Fondamentalement, je souhaite que mon équipe soit pleinement consciente du temps qu’elle passe à travailler. »
Il sait que leur modèle ne convient pas à tout le monde, et il arrive parfois qu’un de ses employés travaille beaucoup trop. Il n’est pas du tout opposé au dur labeur, et il arrive d’ailleurs qu’on ne doive pas compter ses heures pour répondre aux besoins des clients, surtout en période de pandémie. Mais lorsque les heures supplémentaires commencent à devenir une habitude, Lasse s’adresse aux employés concernés. « J’essaie de comprendre quelles sont les pensées qui les motivent. » D’une certaine façon, il les éveille à leur propre Haltung.
Nous pourrions tous gagner à examiner, peut-être pour la première fois, notre boussole intérieure, celle qui motive notre comportement et nos décisions. Vous pourriez vous rendre compte que l’équilibre entre votre vie professionnelle et votre vie privée actuelle vous convient parfaitement, ou que vous devriez consacrer davantage de temps à vos proches. Ces données sont importantes pour réorganiser vos journées. Maintenir une vie équilibrée et heureuse est le fruit d’un questionnement presque constant sur la manière dont nous employons notre temps. Et a-t-on déjà connu une année plus propice pour se livrer à ce calcul, une année plus appropriée pour se demander pourquoi nos vies sont comme elles sont et imaginer comment elles pourraient être ?